vendredi 30 juillet 2021

La cour des miracles.

Courtesy of Memory.


Quelqu'un l'avait précédé. Avait éventré les gros sacs contenant les débris de marbre classés selon leur couleur et avait pris un malin plaisir à les mélanger.

Les pièces avaient jailli au hasard, entremêlant leur brisure, leurs couleurs et leurs formes.

Il sentit une rage impuissante le submerger. Il tenait encore à la main le précieux dessin qu'il avait passé des jours à tracer. Un paysage de son village natal qu'il voulait greffer au sol de ce pays étranger où il avait dû migrer. Ce pays, qui lorsqu'il se laissait submerger par son soleil brûlant et son ciel bleu, le ramenait chez lui, effaçant les distances, jusqu'à ce que des voix s'élèvent près de lui, dans une langue parfaitement inconnue, pour lui rappeler qu'il se trouvait sous un autre soleil et un autre ciel.

Il s'approcha pour contempler longuement les milliers de pièces de marbre multicolores qui s'amoncelaient sur le sol de la cour. Comment allait-il à présent les trier ? Qui voudrait seulement l'aider ? Il était cet étranger parmi ceux qui avaient pourtant fait le même chemin que lui mais qui s'étaient installés bien avant, avaient appris des bribes de langue, ancré leurs repères dans la ville, avaient transformé ce quartier où fleurissaient les chantiers, où les immeubles poussaient comme des champignons, en demeure, terrain, terroir, territoire. Il était l'intrus, l'indésirable qui ne faisait même pas l'effort pour trouver sa place parmi les autres, ni ne pensait à les faire siens.

Qui avait lacéré ces gros sacs ? Qui lui avait joué ce mauvais tour ? Qui se moquait de lui ? Qui lui en voulait ? Et pourquoi lui en voudrait-il ?

Résigné, il écarta avec précaution les lambeaux de toile de jute. Il se retrouva au milieu d'un grand amas qui lui rappela soudain une prairie sauvage regorgeant de fleurs frémissantes de vie et de couleurs. Un délicieux vertige le fit légèrement vaciller quand il en fit le tour du regard. Il lui semblait être devenu le centre d'un autre territoire. Étrange, paradisiaque. Un Even qui s'étendait sous le soleil, en bris chatoyants et joyeux, de cette joie qui lui manquait, qu'il avait depuis si longtemps perdue de vue.

Sa main crispée sur le papier se relâcha, et le paysage qu'il avait si tendrement rêvé s'en échappa. Il ne chercha pas à le retenir. Il était déjà à genoux, plaçant les menues pièces de marbre selon leur trajectoire première, celle qu'elles avaient suivie en jaillissant du sac sous les coups rageurs d'on ne sait quel tranchant.

Il ne vit pas la nuit tomber, ni les autres se moquer de son air empressé, absent, de cette manie qu'il avait de déplacer lentement chaque débris, comme s'il désamorçait une bombe. Il ressemblait soudain à ces archéologues fous, obsédés, personnages de films de science-fiction, lorsqu'ils s'apprêtaient à disposer une pierre précieuse au sommet d'un mécanisme menaçant de déclencher une apocalypse.

Ceux qui se tenaient sur le bord de la cour, s'étonnaient, s'extasiaient de le voir, sans une seule esquisse, sans la moindre hésitation, ni le moindre doute, suivre un schéma précis, un dessin invisible, absent au chaos dans lequel il se déplaçait, à la confusion des pierres. Avait-il mémorisé une maquette ? Reproduisait-il une fresque connue ? Certains avaient déjà assisté à des chantiers de Terrazziere, au travail ardu et minutieux de ces artisans du Frioul, qui créaient des merveilles à partir de granito, de chutes de marbre. Mais jamais quelqu'un n'avait réalisé une œuvre en Terrazzo de cette manière. Il leur semblait même que dans chaque surface qu'il recouvrait, les morceaux s'encastraient, se collant les uns aux autres pour ne plus bouger, se resserrant, retrouvant ainsi une place originelle qui aurait été là, à les attendre depuis toujours.

Les rumeurs couraient et se multipliaient désormais sur lui. Le magicien du Terrazzo. Le maître du puzzle. Le visionnaire. Le voyant. L'illusionniste. Le sorcier. L'artisan du diable. On ne savait plus comment le nommer. Toutes les appellations s'épuisaient à essayer de le décrire. Était-il doué ou était-il fou ? Était-ce un artiste ou le mal déguisé en prodige ? Lui n'entendait plus rien. Ne voyait plus rien. Il continuait à avancer, à placer ses morceaux. On aurait dit que sa vie en dépendait. Il refusait de s'arrêter, ne semblait souffrir ni de fatigue ni de faim ni de soif. Respirait-il encore seulement ?

Quiconque le regardait travailler pouvait s'oublier des heures devant cette cour en devenir, en perdait de vue même le boulot qui l'attendait. La cadence avait soudainement ralenti dans tout le quartier, puis dans toute la ville. "Le fou" empêchait le monde de tourner, de se faire, de se construire. On décida alors d'élever autour de la cour une barricade circulaire faisant l’œuvre d'un grand voile, arguant pour calmer les esprits, que le dessin final ne devait être dévoilé qu'une fois le travail de l'artisan achevé.

Au lieu d'éteindre la frénésie des curieux, cette haute barricade aux longues lattes de bois gris délavé qui se chevauchaient, se métamorphosa petit à petit en lieu de pèlerinage. On s'y pressait, on en frôlait les contours solennellement, on collait l’œil aux fissures pour tenter de deviner la forme qu'avait pris le dessin mystérieux dont on disait à présent qu'il était déjà "écrit" dans le ciel, et que la main de l'artisan ne faisait qu'en suivre le reflet sur la cour. Mais ils avaient beau scruter jusqu'à blesser leurs paupières avec les échardes de bois, ils n'arrivaient pas à "lire", ils ne distinguaient rien. Cela attisait en eux tour à tour la rage, l'impatience, l'envie de savoir, l'envie de voir. De tout voir. Ils se relayaient entre eux des bribes de vue, de vision, pour essayer de recréer ce qu'ils n'arrivaient même pas à voir ou à déceler. Puis, fatigués d'inventer ce qu'ils ne voyaient guère, fatigués de croire en ce qui n'était pas et qui finissait par se désintégrer, forme vague, volumes factices, ils se résignaient et se consolaient avant de s'endormir le soir en se disant que Lui savait. Que le créateur savait. Et qu'il leur montrerait bientôt ce qu'il "voyait".

La rumeur courut que l'on était enfin en train de démonter la barricade. Il n'eut pas besoin de contenir la foule. Chacun restait silencieusement à sa place. On se pressait mais on ne se bousculait pas. Certains s'étaient juchés sur les balcons de ce bâtiment de cinq étages, encore inachevé. D'autres s'agrippaient à ses poutres pour mieux voir. Des dizaines attendaient patiemment leur tour dehors devant le grand portail provisoire bricolé avec de larges plaques en zinc ondulées. Le modeste immeuble des Roches Noires s'était mué en arène, en théâtre, en Belvédère.

L'homme était prostré dans un coin de la cour. Ceux qui peuvent encore s'en souvenir diront qu'il avait littéralement perdu toutes ses couleurs. Il était devenu gris comme un sol de ciment, tandis que l'étendue qu'il avait habité pendant des jours, scintillait de mille feux et nuances.

La consternation se lut d'abord sur tous les visages. Ce n'était ni paysage, ni portrait. Ce n'était ni motif, ni arabesque. Cela était "écriture" de tout cela à la fois. Les pièces de la cour en Terrazzo donnaient l'impression de se mouvoir. Un des badauds cria qu'il discernait le visage de sa grand-mère défunte, un autre celui de sa bien-aimée laissée au pays, un autre un chien de berger courant sur les prairies de son village natal, un autre le vol d'oiseaux qu'il avait contemplé un soir au bord du lac de son enfance...  Aucun ne voyait le même dessin. Chacun était cependant convaincu de "voir" mieux que l'autre. Était persuadé de la justesse de ce qu'il avait "vu". La cour livrait à ceux qui la regardaient un tableau particulier, familier, qu'ils étaient seuls à pouvoir saisir, qu'ils étaient seuls à pouvoir percevoir. La cour semblait décrypter leurs pensées les plus secrètes. Et parfois, ce qu'ils ignoraient même d'eux-mêmes. Celui qui regardait, repartait hagard, s'éloignait lentement, frappé de stupeur. Une sorte de langueur inconnue envahissait tous ceux qui se tenaient au bord de cette cour qui colmatait Et creusait les fissures de leur âme. Réveillant une tristesse sourde comme une faim ancienne. Lancinante joie éteinte déjà d'avoir à peine entrevu ce qu'ils pensaient perdu à jamais.

La nuit tombée, la foule se retira des Roches Noires. Tout le monde avait oublié le fou gris prostré dans son coin. Il se remit péniblement debout. Fit longuement le tour du polyèdre coloré que l'obscurité rendait encore plus vif, flamboyant. Lui aussi y voyait des formes différentes. Mais contrairement aux autres, la cour ne lui livrait pas qu'une seule esquisse. A chaque pas qu'il faisait un pas, à chaque fois qu'il changeait de perspective, le dessin changeait. Il n'arrivait pas à le définir ni à en fixer une forme finale. Dès qu'il croyait tenir le bout d'une histoire, d'un sens, de nouveaux signes naissaient, effaçant les précédents.

Il leva la tête. La haute ossature de l'immeuble le dominait, semblait protéger la cour, la relier au ciel. Il monta en courant les cages d'escaliers desservant les parties du polyèdre, pénétra dans tous les appartements dont on n'avait pas encore fixé les portes, pour se ruer sur les balcons et avoir enfin une vue générale de la cour. Mais là encore, chaque balcon lui donnait une vision différente. Il se remplissait, débordait encore et encore de questions. Qui ? Quoi ? Pourquoi ? Quel était le véritable dessein de tout cela ?

Il monta jusqu'à la terrasse. Il pouvait entrevoir les voitures qui glissaient, lointaines et indifférentes sur le grand boulevard bordant le port. Les bateaux étaient amarrés et se tenaient immobiles, parsemés de faisceaux de lumière, ressemblant à des lieux qu'on aurait abandonnés sans en éteindre les lueurs de fête. Une brise soufflait à peine. Il s'approcha doucement des bords de la terrasse qui donnait sur la cour. Se hissa pour déambuler tel un funambule tout le long du muret, avec le même regard anxieux, oubliant le vertige et la peur de la chute qui l'avaient toujours habité. Qui ? Quoi ? Pourquoi ? Encore et encore. Il était obsédé par cet écho dans sa tête lui martelant qu'il avait exécuté le dessin, le schéma de quelqu'un d'autre. La prairie sauvage, l'Eden qu'il avait entrevu au début n'avaient été qu'une illusion. Quelque chose d'autre se tenait, se terrait derrière ce décor de rêve, derrière ce paradis que quelqu'un avait réduit en pièces dès le premier jour, dès le premier lever de soleil. Qui ? Quoi ? Pourquoi ? Nulle part sur cette cour mouvante, il ne trouvait de réponse. Un sentiment d'injustice lui broyait le cœur. N'avait-il pas mérité de voir ce tableau final qui se soustrayait sans cesse à son regard ?

La cour brillait doucement, silencieusement, sous la lune pleine de ce mois d'avril.

La lune elle-même avait perdu cet air de bonhomie qu'il lui avait toujours trouvé. Elle était devenue une grimace, une bouche de lumière mordant à pleines dents la chair de la nuit et du ciel.

Lui scrutait encore et encore. Se penchant encore plus dangereusement, il crut deviner que toutes les formes convergeaient vers un point central, pour ensuite disparaître. Ou bien naissaient-elles de ce point, s'éparpillant, se ruant ensuite vers les bords telle une déflagration ? Il n'arrivait pas à décider si ce point était source ou tombe. Naissance ou fin. Jaillissement ou enfouissement. Une seule chose était sûre. Ce qui commençait, s'il commençait, commençait à partir de ce point. Ce qui prenait fin, s'il prenait fin, prenait fin à partir de ce point.

En ce point, se situait le début de tout ou l'extinction de tout.

Le très court laps de temps qu'il prit juste "avant" n'était pas moment d'hésitation. C'était la durée qu'exigea de lui le calcul approximatif de sa trajectoire, dont la cible et le but étaient ce point, cet ultime point, fontaine ou puits, contenants de tous les mystères. Du mystère peut-être de sa propre vie. Un point central. Une petite bouche d'égout, ronde, en métal dentelé. C'était ce qui s'était trouvé là, avant toute bribe de couleur ou de pierre. Une petite ouverture, un œil qui le regardait tout en lui cachant un monde sombre et souterrain, bruissant d'inconnu. Peut-être que cet inconnu savait ce qu'il ne savait pas ?

Le lendemain, la rumeur courût qu'un ouvrier avait émergé fou de la nuit. Il ressassait la même histoire incroyable. La veille, il était revenu tard le soir pour poser un dernier regard sur la mystérieuse cour. Pétrifié, il avait vu les débris de marbre si bien agencés s'écarter soudainement, se métamorphosant en une immense bouche ouverte, aux milliers de dents acérées qui avalèrent un homme gris tombant du ciel.

Personne ne voulut le croire. La cour était là, visage à la fois fermé et ouvert à toutes les interprétations. Lieu de pèlerinage qui serrait les cœurs puis les laissait béants.

Des doutes s'insinuèrent pourtant petit à petit dans les esprits. Où était passé l'homme gris ? L'autre fou ? L'insensé à qui le ciel avait semblé prêter ses mains ?

Parfois il se murmurait que la cour avait repris son créateur, parfois que le Créateur avait repris sa créature. On disait aussi que quand la lune s'absentait, dans la cour obscure, les bris de pierre reprenaient vie pour redessiner le visage du disparu, mais personne n'osait s'y aventurer de nuit pour s'en assurer. Et si les dents existaient vraiment ? Ne valait-il pas mieux les éviter ? Après tout, le seul qui avait prétendu les avoir vus en était devenu fou.

Le lieu s'appela La Cour des Miracles.
Cette cour existe encore dans un quartier au nom persistant de "Belvédère".
Mais bien du temps a passé. Et le temps, on le sait, ravage même les miracles. Ravage surtout les miracles.

Rares, très rares ceux qui pensent à regarder encore la cour quand ils la traversent.
Oubliés les rêves, les images, les tableaux, les couleurs et même la crainte des dents acérées.

Pourtant. Sous les pieds de ceux qui passent, les fragments de zellige continuent à se mouvoir inexorablement, leur forgeant en silence une apparence illusion, "habillant pour un autre destin" leurs silhouettes insouciantes et pressées.

 

 


mardi 5 juin 2018

Yazid Oulab. Arba'îne



A droite : Textes génériques I. 2018. Scratched graphite on paper. 48h x 36w cm. 
A gauche : Corner I. 2018. Powder coated aluminium. 146h x 45w x 20d cm. 
Courtesy Selma Feriani Gallery.



L'homme était immobile
Brèche d'encre
Bribe de papier
Marge anguleuse
Angle édenté
Recoin sombre
d'une vaine
Vérité
Au-dessus de sa tête
Le mur
Ciel blanc
Mille et une fois
non écroulé
Remis à bien plus tard
que l'éternité
Car c'est la promesse
de l'Un Fini
que de ne finir jamais
Mais alors les nuages
de carton
se sont détachés
de la fenêtre
ouverte
et de celle
scellée
Se sont mis en marche
Leur mouvement
immuable
à l'imposture du monde
ont imprimé
L'homme a soudain
brandi
une syllabe solitaire
frêle bouclier
Transe avec le vent
est-Il ainsi devenu
Même si le cœur et l'aile
calcinés
à chaque
Levant



Yazid Oulab. Triangulation.
Selma Feriani Gallery. Tunis.





mardi 7 février 2017

Massinissa Selmani. Le vent ne veut jamais rester dehors


Blue Cloud. 2016. Video animation. Courtesy Selma Feriani Gallery. 

Le vent nous emportera !
Le vent nous emportera !
Forough Farrokhzad.
Le vent ne veut jamais rester dehors
Va-t-il nous emporter ?
Nous sommes ceux au corps passoire
Laisse passer l'ombre, le soleil
et les nuages
Les vagues mourantes
et celles trop hautes
Le sable des déserts
toujours aussi déserts

Le vent ne veut jamais rester dehors
Va-t-il nous remplir ?
Il s'engouffre dans nos yeux
dans nos narines
dans nos bouches closes
dans les trous de notre mémoire
et dans les pores de notre peau
la gondolant comme un éventail
qui brasse du vent
rafales après rafales
Notre peau que l'on croyait étanche
Notre peau que l'on pensait béton
Notre peau que l'on avait négociée
Immortelle

Le vent ne veut jamais rester dehors
Va-t-il nous envoler ?
Ancrées dans l'air
Nos mains résistent
Disproportionnées
comme un galet en colère
Jouent avec des Murs dominos
Les lancent comme une offrande à la perte
Les font s'écrouler pour les regarder se redresser
Les tirent sur notre peine
comme une couverture trop lourde
Les repoussent pour qu'ils reviennent
au galop
Nos mains tremblantes
Nos mains figées
en pleine extase
Nos mains tordues
Nos mains disqualifiées

Le vent ne veut jamais rester dehors
Va-t-il nous parler ?
En vain nos yeux exorbités croient
saisir
Les voix
De champs éphémères
De villes paraît-il ayant existé
De tapis rouges teints avec la sève
de tous nos coquelicots
broyés
D'oiseaux ayant échappé
à l'incendie des jours

Le vent ne veut jamais rester dehors
Bleue amère est notre valise
Lorsqu'il nous regarde passer.




Massinissa Selmani. Le vent ne veut jamais rester dehors
Exposition chez Selma Feriani Gallery. Tunis.
Jusqu'au 26 Mars 2017.


samedi 16 avril 2016

Jamila Lamrani. Cité(s) de mémoire

Cité de mémoire 2. Intervention sur photo, 2016. Courtesy de l'artiste.



"Une mémoire immémoriale travaille
dans un autre arrière-monde.
 Les songes, les pensées,
les souvenirs ne forment qu’un seul tissu."
G. Bachelard.



Une femme déplace dans la ville les carrés d’un damier cousu d’ombre et de lumière. Elle convoque les moucharabiehs sans lisières de la nature, et les cités qui ont renoncé à la vie pour habiter la mémoire. Jardins noirs où la huppe guide pourtant encore les pèlerins de la quête et des bons augures. Nous observons l’artiste construire une architecture provisoire pour "les habitants délicats des forêts de nous-mêmes"(°). Elle défait patiemment les fils invisibles qui nous entravent pour les broder sur le mur en phrases oracles. 

Ici l’on perd le sens de la mesure en buvant l’élixir de l’immensité et des débordements. Ici, l’on court à perdre le souffle dans l’exiguïté des murs puisque la cellule est une fenêtre ouverte sur des nuages voyageurs. Ici, l’on est invité à désapprendre l’oubli pour citer de mémoire la lumière. Il semble qu’elle soit une ombre qui danse entre les plis de tissus fragiles et éthérés, rongés par le temps et par l’ennui. Il semble qu’elle soit une non-présence qui se glisse dans les interstices de chaque déchirure reformulée. Page ouverte sur les leçons de choses surannées. Tiroir où résonne le son des mots étranges et à jamais étrangers. Ici, il s’agit de croire en cet arbre qui a surgi en quelques heures, mettant à profit l’espoir fou d’une branche et la brèche béante de l’insomnie. Introduction à une chambre blanche, découpée à la genèse dans les pans insondables de la nuit.
 
Pour tel univers, telles ombres. Il n’y a pas de visages dans l’œuvre de l’artiste. Il y a des silhouettes, il y a une ébauche d’êtres et de traits. Il y a des corps qui reprennent à la vue leur véritable apparence. Il y a des étendues séparées de nous, et cette impossibilité du pas à les rendre plus proches, parce qu’ancrées dans nos entrailles. Leur silence est l’écho de notre voix. A les regarder une impression de déjà vu s’incruste par l’œil, par l’ouïe, par les fleurs de peau. Nous avons déjà foulé pareils territoires. Nous avons déjà posé contre notre gré en pareille posture. Jamila Lamrani se contente juste de citer de mémoire ce que nous avons choisi ou cru oublier. Scribe de ces mots griffonnés en marge, que l’on inscrit presque par inadvertance, et qui pourtant redressent en nous l’ossature secrète menaçant à chaque instant de s’écrouler. 

(°) Bachelard, Poétique de l’espace.

Cité(s) de mémoire. Exposition jusqu’au 24 avril 2016.  
Centrum Sete Sóis Sete Luas, Pontedera, Italie.